Interview. Depuis 1989, grâce à Philippe Conrath, un vent chaud souffle sur la région parisienne durant la période de Noël. Africolor, le festival qu’il organise avec une petite équipe, réunit chaque année de nombreux spectateurs français et africains venus assister aux concerts donnés par d’excellents artistes du continent noir. Ils se déroulent dans plusieurs salles à taille humaine disséminées dans la Seine-Saint-Denis – dont le TGP, berceau d’Africolor. Durant ses années de journalisme à Actuel et Libération, Philippe Conrath a contribué à l’émergence des musiques africaines dans le paysage sonore français. Le festival et les tournées Africolor, ainsi que le label spécialisé Cobalt qu’il dirige, poursuivent cette belle histoire d’amour. Tout a commencé lorsqu’un jeune routard, attiré par une musique envoûtante, a posé son sac pour comprendre d’où elle venait…
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« Ce sont à la fois les artistes et le public qui m’ont fait comprendre les musiques africaines »
Vous souvenez-vous du moment où vous êtes tombé sous le charme des musiques africaines ?
C’était en 1975, j’avais 25 ans et je faisais le tour de l’Afrique de l’ouest à pied et en camion. Je suis tombé sur un concert de l’Ensemble instrumental du Mali à Sikaso. Cela a été un choc énorme. C’était une musique que j’entendais partout sur des cassettes ; mais quand j’ai vu ces 30 musiciens et chanteurs, je me suis rendu compte que cette musique essentiellement présentée comme rythmique était en fait une musique symphonique employant des gammes inédites. Elle avait un charme et une force extraordinaires. J’ai eu envie d’en savoir plus.
Comme je commençais à être journaliste, je me suis dit qu’il y avait quelque chose à faire ; d’autant plus que ces musiciens venaient tous en France pour enregistrer. Il y avait donc, en permanence, des interviews à effectuer à Barbès ou à la Garenne-Colombes. Cela faisait des reportages pas chers – ce qui était bienvenu car, à l’époque, Libération n’avait pas beaucoup d’argent ! Cela m’a permis de me rendre compte que les communautés africaines de Paris ont des habitudes culturelles très différentes des nôtres. Les Congolais, par exemple, peuvent remplir le Bataclan à 2h du matin, sans un blanc dans la salle. C’est très fort ! Ces concerts ne sont même pas annoncés : si l’on veut y aller il faut vraiment être très branché.
Comment expliquer le succès particulièrement remarquable de la musique malienne dans les années 1980 ?
Il y a plusieurs raisons. L’une d’elles est que durant cette période, l’émigration malienne prend de l’ampleur. On se rend compte aussi que cette musique recèle des voix hors du commun, comme celle de Salif Keita. Enfin, cette découverte fait apparaître une culture millénaire, celle de l’empire mandingue, dont le mode d’expression est musical – tous les griots chantent ou jouent d’un instrument. C’est tellement puissant, spécial et en même temps « classique », par rapport au makossa ou à l’afro-beat, que ça en impose. En ce qui me concerne, comme il s’agit d’une culture orale et qu’alors, il n’y a pas de bouquins sur la question, cela veut dire que pour mieux la connaître, il va me falloir discuter avec les musiciens, les suivre dans leurs activités, etc.
Cette démarche vous fait quitter le journalisme et créer le festival Africolor…
Au début, j’ai conçu le festival comme n’importe quel directeur artistique qui essaie de faire partager ses goûts. Mais je me suis rendu compte que le succès venait du fait qu’Africolor se situait en Seine-Saint-Denis. Toutes les communautés susceptibles d’être touchées par les musiques programmées y sont présentes. La première année, nous avons programmé Nahawa Doumbia le soir de Noël sans être sûrs du succès : 700 Maliens dans la salle ! C’est elle qui les a fait venir. Du coup, cela nous a indiqué la direction que devait prendre le festival. Depuis, nous cherchons à organiser des programmations très locales pour que le public africain rencontre le public français – y compris, si nous le pouvons, en faisant venir tous les musiciens d’un même village. Moi je sais que j’ai découvert toutes ces musiques in situ : j’ai adoré la rumba zaïroise à Kinshasa ou le mbalax à Dakar. Ce sont à la fois les artistes et le public qui m’ont fait comprendre ces musiques. La relation n’est jamais aussi forte que quand on voit comment les gens bougent et chantent.
Comment « recrutez-vous » les musiciens ?
Au bout de 12 ans de journalisme spécialisé, je connaissais tout le monde. J’avais « grandi » avec des musiciens comme Mory Kanté (j’ai écrit sur lui en 1982, avant « Yéké Yéké », son succès de 1988) et j’étais, de fil en aiguille, devenu ami et complice de beaucoup d’entre eux. Je n’avais donc pas de difficulté pour les contacter. À présent, tous ces musiciens s’approprient la programmation et m’indiquent qui mérite d’être invité : parce qu’il est un bon artiste et aussi parce qu’il sait tenir une scène. Ce point-là est très important car nous n’avons pas envie d’envoyer des gens au casse-pipe. Par exemple, il faut savoir que pour certains, le retour de son sur scène est inconnu, habitués qu’ils sont à entendre ce qu’ils jouent depuis la sono située en fond de salle…
« Ce que j’ai vécu de plus fort de ma vie, ce sont les concerts de Fela au Shrine, sa boite de Lagos »
Quel est aujourd’hui le principal problème que connaissent les musiques africaines ?
Celui qu’ont toutes les musiques qui ne sont pas du divertissement à l’américaine. Certaines sont « difficiles » à écouter car elles nécessitent une démarche « culturelle ». On ne les entend pas à la radio et, dans les magasins, des dizaines de disques africains s’accumulent dans les bacs sans que le public sache quoi acheter. De plus, ces disques disparaissent au bout de deux mois s’ils ne marchent pas. On se retrouve donc face une situation où on a tout et rien.
Certains artistes arrivent tout de même à se faire entendre…
Si l’artiste a de la volonté, il arrivera à trouver son public sans faire de concession, comme Cesaria Evora. Le problème, avec la grande distribution, c’est que lorsque il y a une Cesaria Evora, il n’y en a plus qu’une ! Le mec qui a fait Buena Vista Social Club a fait son chiffre d’affaires pour 10 ans et a empêché d’autres disques se vendre, car le pouvoir d’achat est limité.
Cela fait presque une trentaine d’années que vous voyagez en Afrique. Quels sont vos plus forts souvenirs musicaux ?
Il y en a beaucoup. J’ai eu la chance d’aller plusieurs fois au Zaïre, avant les guerres civiles. Kinshasa était une ville musicale très importante. Dans le quartier de Matongué, il pouvait y avoir le samedi soir de 40 à 50 orchestres qui jouaient en même temps. Cette partie de la ville était dédiée à la musique, chaque boite plaçait sa sono en face de celle de son concurrent. En se promenant dans la rue, on était ivre de musique – en plus de la bière ! Mais ce que j’ai vécu de plus fort de ma vie, ce sont les concerts de Fela au Shrine, sa boite de Lagos. Là tout se rejoignait : la musique, la politique, l’érotisme, la défonce, avec une participation à 250% de tout le monde sur tous les sujets. C’était à la fois un musicien et un chansonnier. Il arrêtait le concert au milieu de la nuit pour permettre aux membres de son orchestre de manger et de se reposer. Certains fumaient, d’autres dormaient et lui, tout seul, faisait le journal parlé. Il passait en revue tout ce qui s’était passé dans la semaine à Lagos en balançant tout ! Pfuu ! On avait l’impression qu’il allait sortir de scène avec les menottes. Et tout ça en faisant mourir de rire le public. Après, la musique reprenait. Là j’ai vu une jeune paysanne venue exprès pour faire l’amour avec Fela. Pas pour la gaudriole, mais pour qu’il lui donne de la force en tant que chef. C’était ça aussi Fela. Il était fascinant et en même temps il cassait cette fascination en cherchant la confrontation avec le public par un échange de vannes…
« Pour moi, maintenant, le but du voyage c’est de trouver l’endroit où je m’assois »
De quelle manière voyagez-vous ?
Je vais régulièrement au Mali et au Sénégal pour faire la programmation. Et le plus souvent possible, j’accompagne les tournées Africolor, notamment en Afrique de l’Est, ce qui me permet de rencontrer de nouveaux artistes. C’est très agréable parce que je suis reçu dans les familles des musiciens. Pour moi, maintenant, le but du voyage c’est de trouver l’endroit où je m’assois. C’est en ne bougeant pas que vous arrivez à connaître, à comprendre, à partager quelque chose. J’arrive, je m’installe dans la cour ou devant la porte, je regarde et j’écoute ce qui se passe. Le plus chiant dans le voyage, c’est le voyage ! C’est fatigant et ça rend souvent malade. En outre, il n’y a pas grand chose à visiter en Afrique noire. Amis routards, il faut savoir poser son sac !
Le partage signifie qu’il faut que le voyageur donne lui aussi quelque chose…
Absolument. Je pense que les guides devraient insister beaucoup plus sur ce point qu’ils ne le font. L’échange est nécessaire. En Afrique, les gens sont demandeurs de réflexion, de compréhension. Surtout en ce moment ! Il faut dire aussi que, dans ces pays, il n’y a rien. Alors, si on est musicien, il suffit de laisser à son hôte des cordes de guitares. Il y a beaucoup d’associations locales, au Mali par exemple, auxquelles on peut filer un coup de main. Je remarque d’ailleurs que l’envie de partage progresse. À Bamako, j’ai rencontré des musiciens qui ont pris un congé sans solde pour fonder un quatuor de n’gonis, d’autres suivent des stages de balafon. J’ai vu aussi des blancs qui apprenaient les techniques des teinturiers et des tailleurs maliens. Depuis quatre ou cinq ans, ce phénomène devient important et n’est en rien anecdotique.
Propos recueillis par Michel Doussot dans les bureaux d’Africolor à Paris 20e, le 16 novembre 2001.
Parution sur routard.com
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Site du festival Africolor : http://www.africolor.com
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