Interview. « Cela vous étonne que je prenne ma retraite ? » Le cinéaste Marcel Ophuls en a assez. Consacrer des années à trouver des financements et à se documenter, à voyager en tout sens lors des tournages, puis à s’enfermer en salle de montage : voilà qui est usant, même pour quelqu’un qui, comme lui, a essuyé tant de tempêtes. Le troisième volet de Veillées d’armes sera « sans doute mon dernier film » prévient-il. Cette annonce nous chagrine et fait pitié pour le cinéma français…
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Marcel Ophuls est le fils de Max Ophuls (1902-1957), cinéaste français d’origine allemande qui a beaucoup travaillé à Hollywood. C’est aux États-Unis que Marcel, né en 1927 à Francfort-sur-le-Main (Allemagne), a passé ses jeunes années. Après avoir été l’assistant de son père sur Lola Montès, il réalise deux films de fiction (Peau de banane, 1963, et Feu à volonté, 1965) avant de travailler pour la télévision française. Il fait du reportage et bientôt, à la demande de André Harris et Alain de Sédouy, il devient presque malgré lui un spécialiste du documentaire historique. En 1967, il réalise Munich ou la paix de cent ans puis, en 1969, Le Chagrin et la pitié, un film dans lequel la vision gaulliste des années d’Occupation est mise à mal. Refusé par l’ORTF, le film est diffusé dans les salles de cinéma avec un grand succès.
Ophuls change ensuite de sujet avec notamment A Sense of Loss, un document sur la guérilla en Irlande du Nord en 1972, puis revient aux conséquences de la Seconde Guerre mondiale. Il s’intéresse au procès de Nuremberg (L’Empreinte de la justice, 1975), à Klaus Barbie (Hôtel Terminus, 1987), à la chute du Mur de Berlin (November Days, 1990). En 1994, il présente les deux premiers volets de son Histoire du journalisme en temps de guerre, sous-titre de Veillées d’armes, film qui montre le travail des reporters qui couvrent le siège de Sarajevo. « La première victime de la guerre est la vérité » : c’est à ce constat qu’arrive le cinéaste au terme provisoire de son œuvre. Un troisième voyage est en cours de préparation.
Marcel Ophuls piaffe d’impatience, ce ne sont pas les idées qui lui manquent mais un budget de production. S’il n’est pas amer, le réalisateur se dit fatigué de sauter les multiples obstacles que rencontre la plupart des cinéastes et plus particulièrement ceux qui ont quelque chose à dire. Anti-consensuel, il porte un regard sans concession sur les univers politiques, économiques, cinématographiques et médiatiques. Cela fait beaucoup pour un seul homme. Unanimement loué, son travail gêne pourtant en profondeur tous les conformistes.
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Entretien avec Marcel Ophuls
Au regard de votre filmographie, on constate que vous avez surtout réalisé des films évoquant la Seconde Guerre mondiale…
C’est vrai que mon premier long film documentaire, une commande de Harris et de Sédouy quand je travaillais à l’ORTF, a traité de cette question. Mais c’est le hasard qui en a décidé ainsi, j’étais le seul à avoir fait des boulots de plus de 25 minutes. Donc quand ils ont eu l’antenne pour faire des soirées thématiques sur l’histoire contemporaine, ils m’ont proposé de faire Munich. J’ai demandé : « Munich la ville ou Munich la conférence ? » Cela a fait rigoler et puis c’est parti comme ça ! L’autre réponse, c’est qu’on peut effectivement dire qu’il y a un rapport avec la Seconde Guerre mondiale quand c’est moi qui me penche sur le siège de Sarajevo ou la chute du mur de Berlin. Plus que quand c’est X ou Y. Ce n’est pas certain, mais c’est possible. La question revient à chaque fois qu’on m’interroge sur ma vie et sur mon « hhhœœuvre ». Parce qu’on sait qui est mon père et comment j’ai passé mon enfance. Et tout simplement parce qu’on sait que je suis juif, il faut dire les choses comme elles sont. Mais la véritable réponse, je crois, c’est que par une suite de hasards, j’ai été amené à devenir un spécialiste de l’histoire contemporaine. Et ça veut dire, si l’on est pas complètement idiot, qu’on sait que la Seconde Guerre mondiale, et à l’intérieur de celle-ci la solution finale, est le centre de notre histoire contemporaine.
Cela vous embête-t-il d’être cantonné dans ce domaine ?
La connerie des commanditaires est incommensurable ! Et elle ne change pas, c’est ce qu’on appelle le type casting à Hollywood. Certains succès, la notoriété, font que l’on devient spécialiste de quelque chose. Dans l’esprit de ceux qui nous gouvernent, il est beaucoup plus facile de mettre les gens dans des cases. Cela fait partie de la bureaucratie. Qu’il y ait des rapports entre ma subjectivité à l’écran et mon autobiographie ne me gêne pas, c’est tout naturel. Il est vrai qu’en tant que juif, j’ai une toute autre approche de l’histoire contemporaine que quelqu’un de moins concerné dans son enfance par certains événements. Cela me semble couler de source. Mais cela ne veut pas dire que je choisis ces sujets là, tout simplement parce que je ne le fais pas. Mais être chagriné non, puisque je suis considéré comme l’un des meilleurs spécialistes de la question, j’aurais tort de me vexer. J’estime être un cinéaste qui fait partie du show business. Savoir raconter des histoires avec des images et du son est un métier, l’un des plus beaux du monde, certainement le grand art du vingtième siècle. Tout mon effort consiste à essayer de mettre les qualités de jeu, de structure narrative que j’admire dans le grand cinéma dans mes films. Mais je n’aime pas qu’on dise que je ne sais faire que du documentaire juif.
Pourquoi n’y a-t-il pas plus de documentaristes historiques à faire autant de références au passé récent que vous ?
Peut-être qu’il est temps pour moi de prendre ma retraite… Si on pense que 50 ans c’est loin, et que Sarajevo aussi, à ce moment-là qu’est-ce qu’on considère près de soi ? Ceux qui ne s’intéressent pas à Sarajevo parce qu’il y a le chômage ou des problèmes dans les universités, eh bien l’histoire contemporaine les rattrapera. Elle veillera, surtout en cette fin de siècle horrible, à s’intéresser à eux. Le succès du Chagrin et la pitié était basé sur une quasi complicité entre les étudiants de 68 et le film. Cette façon de penser les rapports individuels avec la politique et l’histoire contemporaine est rompue depuis une dizaine d’années à cause de l’info spectacle. Les gens sont brutalisés dans leur sensibilité par les images anonymes diffusées par des directeurs de programmes bureaucrates. C’est pour cela que je m’implique de plus en plus dans mes films.
Lors de la sortie de Veillées d’armes, vous avez dit : « Je n’ai jamais voulu être aussi politique que je le suis devenu »…
Je ne me suis jamais rué pour faire du documentaire historique ou politique. Mais comme c’est mon métier de traiter des thèmes à fort contenu politique, je le deviens au moins pendant les heures de travail. Je suis en train de découvrir qu’en raison de mes engagements, Veillées d’armes – ce sera sans doute mon dernier film – est beaucoup plus subjectif que Le Chagrin et la pitié. Le destin a fait que mon projet de film sur les journalistes s’est fait à Sarajevo. Quand j’y suis allé la première fois, je savais peu de choses sur ce qui s’y passait, je n’avais pas fait beaucoup de recherches. Je l’ai commencé en touriste et je suis devenu un cinéaste engagé, ce que je n’avais jamais été auparavant. L’objectivité n’existe pas. Les bons journalistes ne sont pas objectifs, ce sont les patrons qui ne veulent pas prendre position. Le film essaie de le démontrer. Il faut laisser venir la réalité à soi et prendre des positions subjectives.
On vient vous chercher parce que vous brisez les conventions. Est-ce que vos commanditaires sont heureux du résultat ?
Rarement ! Un jour, on aurait demandé à de Gaulle : « Est-ce que vous êtes heureux ? » Il aurait répondu : « Est-ce que vous me prenez pour un con ? » Alors je dirais qu’il y a des commanditaires très cons. Sont-ils heureux ? (rires) Non, ils ne le sont pas. Ils ne se rendent pas compte de ce que cela représente de me demander de traiter de sujets aussi vastes, de faire des fresques. En général, quand j’entre dans ce genre de sujet, je me dis : « Tiens pour une fois, on ne va pas avoir à trop travailler, cela ne va pas être trop long, trop difficile, etc. » Je me raconte des histoires. Ce n’est pas que je sois malhonnête avec les autres, mais comme il n’y a pas de scénario, que je refuse d’en faire, les commanditaires s’aveuglent. Il y a toujours consensus avant le tournage, sinon ils ne viendraient pas me voir, mais cela ne dure pas longtemps. Et après, on dit qu’Ophuls est un emmerdeur, que c’est pire qu’avec Pialat… J’aime beaucoup ce qu’il fait.
Le Chagrin et la pitié est considéré comme un film pivot dans le genre documentaire historique. Avez-vous eu conscience, au moment de sa réalisation, qu’il allait faire date ?
Oui et non. Sa meilleure qualité c’est sa fraîcheur. La formule interview-archives n’était pas différente de ce que faisaient pas mal de gens à l’ORTF de l’époque. Elle avait même sombré dans la routine hagiographique gaulliste avec Michel Droit et ses Mémoires de notre temps. Harris, Sédouy et moi avons eu conscience de nous situer en tant qu’antigaullistes par rapport à cette série. Encore une fois, c’est le hasard qui a décidé de mon sort : plutôt que de m’intéresser à la faillite de la bourgeoisie française, je voulais traiter de l’affaire des missiles de Cuba. Du point de vue de la forme, il faut se rappeler qu’il y a eu de grands changements au niveau technique à l’époque. Fred Wiseman, Jean Rouch, Chris Marker : nous avons tous démarré ensemble. Nous n’avons pas pris les mêmes options et, dans certains cas, nous sommes même devenus des adversaires. Moi du cinéma vérité, eux de l’interview, trop interventionniste à leur goût et donc pas suffisamment authentique. Ce à quoi je leur réponds : « Votre histoire des gens qui oublient la caméra dans un coin, c’est de la foutaise. » Bref, il y a eu conjonction de nouvelles idées et de nouvelles façons de tourner. La libération technique grâce au magnétophone Nagra, aux caméras 16 mm portables, à la pellicule noir et blanc ultra sensible, est venue en même temps que cette libération fausse ou vraie apportée par l’esprit de mai 68. Étais-je conscient de l’énorme portée politique qu’allait avoir le film ? Non, parce qu’il me semblait que mon approche et le contenu informatif du film coulait de source. À la limite, j’avais peur d’enfoncer des portes ouvertes. Dans toute crise, on trouve des opportunistes, des héros et une majorité qui a de bonnes raisons de ne rien faire. Aujourd’hui, si vous êtes au chômage vous vous intéressez plus à votre sort qu’à celui des habitants de Sarajevo. Par contre, si vous êtes plus libre, vous irez peut-être aider ceux qui sont agressés.
Ce regard n’est-il pas typiquement anglo-saxon ?
Voila, tout à fait. De tradition hégélienne, tous les intellectuels français se sont tournés vers l’Allemagne. On a préféré Jünger à Orwell, qu’on est en train de découvrir, comme les pragmatiques américains que j’ai connu en Californie à la fin des années 40, ces partisans du common sense, c’est-à-dire d’une philosophie qui a horreur des systèmes, qui est empirique. Le Chagrin et la pitié est un film profondément individualiste.
Peut-on parler d’anarchisme à votre propos, sachant que vous êtes souvent très critique envers les gens de pouvoir ?
Pas du tout, je ne suis pas contre la police, les armées, les gouvernements. Je suis pour. Je trouve qu’un des grands malentendus de cette époque de yuppies, c’est cet anarchisme de droite qui confond la démocratie et l’individualisme reaganien. Moi je suis « capraïste » (rires). Mon type de héros serait plutôt Mr. Smith Goes To Washington que John Wayne. Frank Capra est utopiste et lucide, c’est un mélange de catholicisme et d’humanisme laïque. J’aime beaucoup cette vision du monde. Camus disait : « Le monde est absurde, mais il faut faire comme s’il ne l’était pas. »
Comment réalisez-vous vos films ?
En général, quand on me demande de travailler c’est sur des choses que je connais déjà un peu. À partir de là, je fais comme tous les journalistes, historiens ou étudiants qui préparent une thèse, je vais dans les bibliothèques, je bouquine et puis je commence à faire des listes de gens à interviewer. Ce que je ne fais jamais, parce c’est nocif d’envisager le cinéma documentaire ainsi, c’est d’écrire le film avant, de prévoir ce que mes interlocuteurs vont dire. Dans ce cas, cela les déshumanise, vous en faites une abstraction avant de les rencontrer, vous ne les laissez pas apporter leur propre vérité, vous les mettez dans une camisole de force. C’est une des raisons pour lesquelles les commanditaires se disent : « Ah bah non, ce petit génie-là on en veut pas ! » Ce n’est pas une façon économique et rationnelle de travailler, mais je trouve que faire autrement, un éditorial illustré ou même une leçon d’histoire, c’est sinistre parce que ça ne vit pas.
Vos films sont constitués de beaucoup d’éléments. Comment les assemblez-vous ?
Tout se fait entre la fin du tournage et le véritable travail de montage – ce que les commendataires ne comprennent jamais. Quand on a 120 heures de rushes, on ne peut pas se mettre tout de suite à la table de montage. Comme il m’est impossible de me souvenir de tout ce que j’ai tourné et que je refuse de voir ces rushes – sinon je me jette par la fenêtre -, un travail d’équipe est nécessaire avant le montage. Pour gagner du temps, il faut que dès mon retour de tournage – quand il est étalé sur le temps ça rend les choses plus difficiles -, tous les plans tournés (zooms, flous, gros plans, etc.) soient répertoriés. En général, nous nous installons dans un chalet en Suisse et là, ayant vu les rushes qui m’intéressent, je commence à écrire. Je suis de plus en plus maniaque. Il me faut du papier jaune ligné, utilisé par les avocats américains, des crayons feutre épais, rouge et noir. Et c’est en écrivant que tout d’un coup je me dis, peut-être parce que je l’ai vu la veille à la télévision : « Tiens Jimmy Cagney et l’acteur de Sarajevo qui a perdu ses jambes… c’est peut-être ça qu’il faut faire. » Ce travail se poursuit dans la salle de montage. On arrive à un ours six ou sept fois plus long que le film terminé. Ayant cette structure, on peut enfin mettre la pellicule sur la table de montage. Cette procédure est ma spécialité, je crois être le seul à travailler ainsi. Parce que c’est trop cher. Cela peut durer entre quatre mois (November Days) et trois ou quatre ans (Hôtel Terminus). Dans ce cas-là, c’était épouvantable, on a usé plusieurs équipes de montage, j’ai recommencé l’ours quatre fois ! J’essaie d’oublier cette période car j’ai fait des dépressions nerveuses, je suis devenu suicidaire. Pourquoi ? Parce que le procès ne venait pas. Les commanditaires me disaient : « Le procès, finalement on s’en fout, vous avez l’essentiel. » Moi, je ne peux pas me substituer à la justice des hommes comme ces horribles cons de TF1. Surtout pour ce procès en plus, qui est l’un des événements les plus importants de l’après-guerre. S’il n’y avait pas eu les magistrats lyonnais, il n’aurait pas eu lieu. Certains attendaient la mort de Barbie pour qu’on ne sache pas ce qui s’est passé à Calluire [où Jean Moulin, chef de la Résistance française, a été arrêté, peut-être à la suite d’une trahison]. À l’arrivée, ni le procès ni mon film ne sont arrivés à élucider le mystère. Et Dieu sait que j’ai essayé. Je crois qu’on ne saura jamais. Heureusement, je n’ai ruiné personne, le film rentre enfin dans son argent. Quatre ans c’est beaucoup. C’est pour cette raison que je dis que Claude Lanzmann [réalisateur de Shoah] est plus héroïque que moi. Lui a travaillé 11 ans, c’est pire. Et puis dans mon film, il n’y a pas que la solution finale, il y a des trucs loufoques, les escroqueries de Barbie en Amérique du sud par exemple. C’est une très mauvaise idée de faire un film d’interviews avec des gens qui n’ont pas envie de parler sur le sujet qu’on leur propose (rires). Sauf les victimes bien sûr. Les cinéastes de fiction ne comprennent pas ce cauchemar parce qu’ils ont leur scénario, ils tournent, montent et passent à autre chose. Alors que là, quand on a 120 heures tournées, avec de l’argent déjà dépensé et qu’on ne sait pas comment le film va se faire, on travaille sans filet. On ne peut pas ne pas y penser quand on est dans sa baignoire le matin, on ne peut plus sortir au théâtre, etc.
Ces difficultés n’étaient-elles pas prévisibles ?
Si. Je suis entré à reculons dans ce film. C’est un peu mon Lola Montès. Un film de crimes et de malheurs. L’un des rares moments optimistes se situe à la fin, pour signaler que des juifs ont pu compter sur l’aide de bons voisins durant l’Occupation. Le film se conclut par une phrase dite par Jeanne Moreau – j’ai voulu qu’elle soit dite en anglais parce qu’il n’y avait pas de pognon français ! C’est « capraesque », il y a de l’espoir quand même.
Comment préparez-vous vos entretiens ?
Aimer être surpris lors d’un tournage ne signifie pas pour autant qu’il faut improviser son planning d’entretiens. Il faut bien savoir qui on va voir le lendemain et à quelle heure. Il faut faire des choix très précis en ce qui concerne ses interlocuteurs. Mais je n’organise pas de séance de casting pour trouver, par exemple, des résistants paysans pittoresques ! [référence aux frères Grave du Chagrin et la pitié]. Si je ne prépare pas mes questions, c’est parce que dans ce cas, il y a une perte d’innocence et de fraîcheur des deux côtés de la caméra. Il faut cependant que les interviews soient bien préparées. Je veux savoir qui j’aurai en face de moi. Quand vous allez passer plusieurs jours avec un Albert Speer [pour L’Empreinte de la justice, film sur le procès de Nuremberg], si vous n’avez pas lu les mémoires de ce nazi, le protocole du procès, vous n’y allez pas. Parce que c’est un homme intelligent et qu’il s’en aperçoit tout de suite. Il faut s’informer, il faut poser des questions qui ne refroidissent pas l’autre, parce que personne n’aime perdre son temps avec des gens qui ne font pas leur boulot.
Vous avez la réputation d’« y aller un peu fort » lors de vos interviews…
Je ne pense pas que ce soit un trait de mon caractère. Je n’ai pas de plaisir à le dire car ce n’est pas une bonne évolution, mais on est arrivé à un point où les gens qui se retrouvent devant la caméra sont soit complices, soit hostiles. Ils me voient venir maintenant, ils savent à qui ils ont affaire. Dans Veillées d’armes, PPDA est un cas limite : ni complice ni hostile, il savait qu’en tant que vedette du journal télévisé il n’aurait pas le beau rôle par rapport aux journalistes qui risquent leur vie sur le terrain. Il assume, il fait du slalom, ce que je trouve très bien. Dans la première version de l’ours, je lui lançais tout le temps des trucs à la gueule. Un jour, dans la salle de montage, j’ai piqué une crise en me traitant de con : « On dirait que je suis jaloux de sa notoriété, il ne faut pas me laisser apparaître comme un petit intellectuel de gauche qui va chercher des poux dans la tonsure d’un homme qui somme toute fait son boulot ! » On a donc changé le montage. Il y a une légende de Marcel le provocateur. Effectivement, je ne suis pas Bernard Pivot, je ne carbure pas à la convivialité. J’admire son charme, sa qualité d’écoute, il sait mettre les gens à l’aise. À chacun son tempérament. C’est une grande vedette de télévision, moi je me débrouille avec mes moyens. Je crois avoir certains dons d’analyse, c’est mon côté anglo-saxon, et je n’ai pas nécessairement froid aux yeux. Il y a autre chose : je ne suis pas journaliste, je n’ai pas besoin de ménager mes sources ; c’est important. Si je vais voir Milosevic, je mets le livre noir sur la table pendant 50 minutes et je lui dis : « Mais enfin si les criminels de guerre ce n’est pas vous, c’est qui ? », des trucs comme ça – les moments les plus durs seront dans la troisième partie. Je ne suis pas Anne Sinclair, je n’ai pas besoin de revoir le Premier ministre trois semaines après. Je n’ai pas à prendre de gants. Mais si l’on me dit que je suis particulièrement sarcastique, que je pose des questions piège, que je mets les gens au pied du mur, je le prends plutôt comme un compliment, même si je pense que c’est un mythe.
Un mythe renforcé par votre dénonciation du journalisme de connivence à la française dans Veillées d’armes.
Mais moi aussi je fais des interviews de complicité. Pas ouvertement d’ailleurs, parce que je ne parle pas avec les gens avant. C’est une règle absolue chez moi. Sinon c’est de la mauvaise télévision, du mauvais cinéma. Dans Veillées d’armes, Finkelkraut et Noiret savent que ce qu’ils vont dire va dans mon sens, nous le savons. Alors que de La Gorce se doute que ça va être le contraire, au moins au bout de cinq minutes. Dans November Days, Barbara Brecht sait que ça va être une interview hostile. Pourquoi acceptent-ils ? Parce qu’ils sont très souvent dans des situations telles qu’ils n’osent pas se décommander. On fait tous un petit peu de terrorisme intellectuel. Pour revenir au journalisme audiovisuel français, je dirais que cela change quand même : l’ORTF-voix de la France est loin, l’interview pompidolienne est dépassée. Non, le grand danger est autre, aujourd’hui. Anne Sinclair, qui est une journaliste très brillante, formidablement intelligente, très bonne et en plus très belle, ce qui ne gâche rien, est un cas typique. Bien sur que quand Juppé vient chez elle, elle discute, soit par le biais d’un attaché de presse, soit directement, de ce qu’il veut dire, du contenu, de la forme. Cela se passe dans des rapports de déjeuners et de dîners en ville. Tout le temps. Mais cela ne veut pas dire qu’elle soit une « journaliste godillot ». Sinclair n’est plus du tout la voix de la France, elle est la voix de l’Audimat. Je ne devrais pas personnaliser, c’est elle que je préfère. Il est très frappant de voir que maintenant, les grands journalistes de télé et d’ailleurs, mais cela se voit mieux à la télé bien sûr, posent des questions que les journalistes anglo-saxons poseraient aussi. On ne laisse plus passer une affaire comme celle de l’appartement de Juppé. La télévision commerciale s’est dégagée de la censure politique. Elle est encore souvent complice de la classe politique dans les options fondamentales, mais elle n’est plus à son service. Elle ne peut plus se le permettre, parce qu’elle sait que si l’Audimat chute, les recettes publicitaires chutent. Et ces dernières sont plus importantes que l’influence d’un Premier ministre qui désire parler ou pas de son appartement. Peu importe : il faudra en parler parce que les médias sont plus puissants que lui. Les godasses des journalistes ont changé de trottoir. Ce qui me choque, c’est que lorsque un homme politique est en difficulté, que ce soit justifié ou pas, les sondages et l’Audimat deviennent une priorité absolue. Les grandes vedettes sont l’expression de l’idéologie dominante. Ce n’est pas le cas des anglo-saxons car il y a chez eux une tradition, pas de contestation, mais d’individualisme. Le journaliste est un individu qui ne représente pas le pouvoir ou le consensus de l’opinion publique, mais ses propres idées.
De quoi allez-vous parler dans le troisième « voyage » de Veillées d’armes ?
D’abord espérons que l’accord trouvé sur la Bosnie tiendra. L’esprit munichois a été mis en veilleuse, non pas grâce à l’opinion publique qui roupille ni grâce aux politiciens qui marchent au sondage, mais parce que Clinton louche vers sa réélection. Le troisième volet devrait être la juxtaposition de documents que nous avons déjà tournés en ex-Yougoslavie, plus d’autres, et d’entretiens réalisés auprès de Ted Turner, Rupert Murdoch, ces gros machins milliardaires multimédia et impérialistes. Car qui s’engouffre dans le vide énorme de l’industrie audiovisuelle ? L’un des enjeux du film portera sur le droit d’auteur, le droit à la signature. C’est ou bien celle de monsieur Murdoch, ou bien la mienne. On me reproche de mettre ma gueule en avant. Ce n’est pas parce que je me prends pour Cary Grant, mais parce que je veux montrer que ce n’est pas Murdoch qui fait le film. Non, non, c’est moi !
Quel regard portez-vous sur le travail de vos confrères cinéastes qui travaillent sur l’histoire contemporaine ?
Comme disait mon papa : « Je ne vais pas voir les films des autres. Soient ils sont moins bien que les miens, soient ils sont mieux. Dans les deux cas, ça m’énerve. » Je n’aimais pas ce que faisait Rossif. De Nuremberg à Nuremberg, c’est une vision de l’histoire contemporaine qui est vraiment faite pour les gens du type « Hitler connais pas », c’est du niveau de l’école primaire. Par contre, je crois que Shoah est le meilleur de tous les films d’histoire contemporaine, y compris les miens. Lanzmann est un missionnaire, moi je suis fier d’être un mercenaire, de faire partie du show business. Il fallait un courage intellectuel, une santé physique et morale énorme pour revivre l’holocauste pendant 11 ans comme il l’a fait. Moi je n’aurais jamais tenu le coup, je me serais effondré, voire suicidé, bien avant. Il vibre d’une passion que je n’ai pas.
Propos recueillis par Michel Doussot en 1995 au domicile du cinéaste.
Une version courte de cet entretien a été publiée dans le magazine Téléscope.
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À lire également sur ce blog
- LE CHAGRIN ET LA PITIÉ, un film pour « voir la réalité et tourner la page »
- JEAN-PIERRE AZEMA : à propos du « Chagrin et la pitié »
- NOVEMBER DAYS : jour de fête et gueule de bois
- VEILLEES D’ARMES, une histoire pour ne pas s’endormir
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Tentative de filmographie exhaustive
Sous le nom de Marcel Wall
- 1957 : Der Punkt auf dem i
- 1957 : Die Ballade vom Groschen
- 1958 : Standpunkte
- 1958 : Das Pflichtmacht (fiction)
- 1958 : Darf ich mitspielen ? (fiction)
Sous le nom de Marcel Ophuls
- 1960 : Matisse ou le talent du bonheur
- 1962 : Munich, sketch de L’Amour à 20 ans (fiction)
- 1963 : Peau de banane (fiction)
- 1965 : Feu à volonté ou Faites vos jeux, mesdames (fiction)
- 1967 : Munich ou La Paix pour 100 ans
- 1969 : Le Chagrin et la Pitié – Chronique d’une ville française sous l’Occupation
- 1970 : La Moisson de My Lai
- 1970 : Clavigo (fiction)
- 1970 : Faisons un rêve (fiction)
- 1971 : À la recherche de mon Amérique
- 1972 : A Sense of Loss (À ceux qui perdent)
- 1976 : The Memory of Justice (L’Empreinte de la justice)
- 1980 : Kortnergeschichten
- 1982 : Festspiele (fiction)
- 1988 : Hôtel Terminus – Klaus Barbie, sa vie et son temps
- 1991 : November Days
- 1994 : Veillées d’armes – Histoire du journalisme en temps de guerre
- 2009 : Max par Marcel
- 2013 : Un voyageur
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Livres de ou sur Marcel Ophuls
- Le Chagrin et la pitié, Marcel Ophuls, Alain Moreau, 1980.
- Souvenirs, Max Ophuls, préface et notes de Marcel Ophuls, Cahiers du cinéma, 2002.
- Marcel Ophuls, Vincent Lowy, Le Bord de l’eau, 2008.
- Dialogues sur le cinéma, Jean-Luc Godard et Marcel Ophuls, Le Bord de l’eau, 2012.
- Mémoires d’un fils à papa, Marcel Ophuls, Calmann-Lévy, 2014.
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Film sur Marcel Ophuls
- Marcel Ophuls, paroles et musique, de François Niney et Bernard Bloch, 2005.
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Radio
- Marcel Ophuls, sa vie, son œuvre, son siècle, entretiens avec Stéphane Bou, France Inter, 2012.
- Une semaine avec Marcel Ophuls, émission Hors-champs par Laure Adler, France Culture, 2013.
- Entretien avec Michel Ciment au sujet de Un voyageur, émission Projection privée, France Culture, 2013.
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