Critique de film et interview. C’est l’histoire d’un microcosme, d’un petit groupe d’industriels, de mini-titans qui se sont déchiré durant les années 1980 pour obtenir une part du gâteau audiovisuel français. Plus habitués à entendre les sourds échos de la guérilla que mènent les starlettes du petit écran entre elles, les téléspectateurs découvrent d’étonnantes histoires secrètes grâce à ce document en béton. Ses auteurs, Marie-Ève Chamard et Philippe Kieffer, évoquent ici leur travail.
÷
Tous deux journalistes à Libération durant 10 ans, ces spécialistes des médias que sont Marie-Ève Chamard et Philippe Kieffer ont été aux premières loges pour assister au grand chambardement qu’a connu le paysage audiovisuel français à partir de l’élection de François Mitterrand. En 1992, ils ont publié La Télé, 10 ans d’histoires secrètes (Flammarion), un ouvrage de référence. Comment adapter ces 700 pages alertes, quoique riches en données techniques et macro-économiques, en trois heures de documentaire ? Grâce au réalisateur Maurice Dugowson et au monteur Fabrice Ferrari, la métamorphose de l’imposant pavé en un film accrocheur est réussie.
Les acteurs sont filmés in situ : les images des beaux quartiers, de bureaux et d’appartements chics qui rythment le document, installent le spectateur dans un fauteuil présidentiel. Télévision a le ton d’un polar (le commentaire est dit par Jean-Claude Dauphin) où l’on compte les coups fourrés entre, non pas des gangsters, mais des hommes d’affaires et politiciens retors. Les extraits d’archives dynamisent le document en infirmant ou confirmant les propos tenus.
Découpé en trois parties : « Géniteurs », « Opérateurs » et « Prédateurs », Télévision évoque en détail les turbulences dans le service public de l’après 10 mai 1981, la création de la Haute autorité et de ses successeurs, la fondation de Canal +, de La 5, de TV6 et de M6, la privatisation de TF1, mais fait l’impasse sur les multiples projets concernant le câble et les satellites racontés dans le livre. La part spectaculaire des événements passe à merveille, au travers des témoignages de leurs acteurs. Fini le temps où les décideurs gardaient pour eux leurs intentions et leurs actes, préférant attendre une future retraite pour livrer leurs confidences. Les principaux protagonistes racontent ici avec verve leurs espoirs et rancœurs accumulés durant deux septennats. Les patrons Jacques Rigaud (CLT) et André Rousselet (Canal +) sont connus pour leur humour caustique, on est plus surpris par l’esprit dont fait preuve Patrick Le Lay (TF1) qui est surtout célèbre pour ses colères.
En trois fois une heure, on mesure dans quelle pagaille s’est effectuée l’entrée des industriels dans les médias audiovisuels. Cherchant avant tout à contrôler la télévision, les politiques ont largement improvisé la concrétisation de leurs décisions. François Mitterrand est clairement désigné comme le maître d’œuvre de cet imbroglio, suivi bon gré mal gré par ses ministres Fillioud, Lang, Tasca et Kiejman qui disent ici leur désarroi. Canal +, La 5 et TV6 ont vu le jour par la grâce du prince sans qu’à aucun moment la règle du jeu soit clairement définie. Lorsque la droite revient au pouvoir en 1986, elle prend le même chemin. Aujourd’hui, le climat se maintient dans une tension permanente, les jeux sont faits, chacun a trouvé sa chaîne, l’audiovisuel français est devenue une industrie comme les autres.
Michel Doussot
Télévision (histoires secrètes). Film de Marie-Ève Chamard, Philippe Kieffer et Maurice Dugowson (1996, 3 x 65 min).
÷
Faits et secrets
Première partie : « Géniteurs »
1981. La nouvelle majorité socialiste ouvre une brèche dans le monopole en autorisant les radios locales privées. Les PDG de l’audiovisuel sont remplacés. Georges Fillioud est nommé ministre de la Communication.
Le procès de la « télévision giscardienne » est fait dans la rue, dans les couloirs des chaînes et du nouveau pouvoir. Selon André Rousselet, alors conseiller du nouveau président : « Pour les politiques, ne comptent que les informations » lorsqu’ils s’intéressent à la télévision. Georges Fillioud explique aujourd’hui comment il a fait couper les lignes de téléphone qui le reliait directement aux PDG des chaînes.
1982. La loi du 29 juillet relative à la liberté de communication audiovisuelle met fin au monopole. La Haute autorité est fondée (Michèle Cotta, présidente).
Depuis quelques années, l’homme d’affaires Jean Frydman travaille sur un projet de télévision cryptée dont les programmes seraient diffusés dans les créneaux vides des trois chaînes d’État. TVCS s’inspire des pay TV américaines. Pour avoir soutenu Giscard, Frydman est mis hors jeu. L’agence Havas récupère le dossier nommé Canal 4. Lors de son arrivée à la tête de la société, Rousselet, qui avoue ne rien connaître aux médias à cette époque, le découvre avec surprise. Antoine Lefébure raconte : « Il a trouvé ce qu’il allait faire à Havas. »
1984. Canal +, la première chaîne de télévision privée française voit le jour. Elle est dirigée par le président d’Havas, André Rousselet.
Personne ne croit à Canal +, qui va connaître une première année difficile. L’ambition d’y diffuser des programmes culturels a été abandonnée, on s’oriente vers l’idée d’une chaîne « cadeau » offerte aux Français. Pendant ce temps, Jacques Chirac annonce ses projets en matière d’audiovisuel. Il prévoit la privatisation de deux chaînes du service public.
Deuxième partie : « Opérateurs »
1985. Création de la SEPT et de Médiamétrie.
L’ouverture de l’espace hertzien aux télés privées provoque une onde de choc. Quelques chaînes pirates apparaissent tandis que les industriels se mettent sur les rangs (Hersant, Hachette, Publicis). Un homme d’affaire italien, Silvio Berlusconi, s’introduit dans le jeu sur recommandation de Mitterrand, via Bettino Craxi. Son arrivée provoque des remous jusqu’au gouvernement. Savoureux moment où l’on apprend que « Berlu » s’en allait à la rencontre de Jack Lang, un lingot d’or en poche… On annonce la mort de Canal + : Berlusconi comme Jean Riboud, patron de Schlumberger, manœuvrent pour récupérer la chaîne. Rousselet tient bon et en appelle à l’arbitrage du président. Dans le plus grand secret, Berlusconi et Seydoux sont choisis comme opérateurs de la future 5, tandis que Publicis, Gaumont et NRJ obtiennent le sixième réseau. Jacques Rigaud, patron de la CLT fulmine : il n’y a pas de compétition, les jeux sont truqués. Lorsqu’on apprend les avantages qu’a obtenu La 5, le tollé est énorme.
1986. La 5 et TV6 ouvrent leur antenne. Au parlement, la majorité change, Jacques Chirac est nommé Premier ministre, François Léotard, ministre de la Communication. Une nouvelle loi prévoit la privatisation de TF1, de TDF et de la SFP. La Commission nationale de la communication audiovisuelle (CNCL), présidée par Gabriel de Broglie, remplace la Haute autorité. Les PDG du service public sont remplacés.
Les deux nouvelles chaînes commencent à émettre à la veille des élections législatives. On espère en haut lieu que cela permettra de gagner des voix. Rien n’y fait, la gauche est battue. La droite annule les concessions de La 5 et de TV6, elle annonce la privatisation de TF1. Maurice Lévy, patron bafoué de TV6, est encore aujourd’hui écœuré et doute que « la France soit un État de droit. »
1987. TF1 est privatisée. Le tour de table est dominé par l’entrepreneur Francis Bouygues. La 5 est réattribuée à Berlusconi auquel s’est joint Robert Hersant. TV6 diffuse ses dernières images. Le sixième réseau est attribué à M6, création d’un consortium dominé par la CLT.
Un appel d’offre est lancé par la CNCL pour l’achat de TF1. Branle-bas de combat : les tours de table s’organisent. Après de nombreuses négociations, la bagarre pour TF1 se fera entre Hachette et Bouygues. Hersant renonce à TF1 et se rapproche de Seydoux et Berlusconi pour la réattribution de La 5. Carlo Freccerro, conseiller de ce dernier, qualifie cette alliance de « mariage diabolique entre deux monstres ». Rigaud (CLT) et La Lyonnaise des eaux se rabattent sur le sixième réseau. Chacun rivalise dans le « mieux-disant culturel ». Le cynisme est de rigueur, personne ne songe un instant respecter ses engagements.
Troisième partie : « Prédateurs »
Pendant qu’Hervé Bourges, dernier PDG de TF1 public « joue le jeu » de la privatisation, les concurrents peaufinent leurs dossiers. Catastrophe pour Hachette, la mise à prix de 3 milliards de francs (pour 50 % des parts) est trop élevée pour son allié Havas, qui se retire. En outre, Bouygues menace de saisir le Conseil d’État : la BNP n’a selon lui pas le droit de faire partie du tour de table de Hachette. Le lobbying de Bouygues, « systématique et scientifique » selon Patrick Le Lay (TF1), séduit les membres de la CNCL. Le grand jour de la présentation des dossiers arrive. Moments comiques que ces extraits de bandes vidéo où l’on voit Francis Bouygues suivre les cours de « tchatche » de Bernard Tapie… Les patrons d’Hachette assistent à la prestation matinale du staff de Bouygues devant la CNCL, dont les membres sont tout sourire. Pour eux, l’après-midi sera maussade. En butte à de nombreuses objections, Hachette réalise que les jeux sont faits. Yves Sabouret se souvient : « On a compris que l’on n’avait rien compris. » A 10 voix contre 3, Bouygues emporte la Une. La CNCL est complètement discréditée.
1988. La réélection de François Mitterrand entraîne le remplacement de la CNCL par le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) dirigé par Jacques Boutet. Jack Lang et Catherine Tasca sont les nouveaux ministres en charge de la communication.
Des vedettes de TF1 partent pour La 5. Silvio Berlusconi déclare : « Il faut attraper les stars avant que le béton soit sec. » Droits de diffusion et salaires explosent : de cette époque date la guerre des chaînes. Les programmes de La 5 sont un échec. TF1 met de l’ordre dans son domaine (renvoi de Michel Polac).
1989. Antenne 2 et FR3 sont réunies au sein de France Télévision. Le premier PDG est Philippe Guilhaume.
Surprise : la présidence commune du service public est née d’une idée de Patrick Le Lay alors qu’il discutait avec Jack Lang d’un projet consistant à reprendre La 5 pour y diffuser des programmes complémentaires : « J’aurais mieux fait de me taire » confie-t-il aujourd’hui. Le pouvoir verrait bien Hervé Bourges à la tête de France Télévision, mais le CSA lui préfère un outsider. Du côté de La 5, Seydoux et Berlusconi tentent en vain d’évincer Hersant qui se vengera en lâchant la chaîne, qu’il sait perdue, en vendant ses parts à Hachette.
1990. Robert Hersant quitte La 5, l’opérateur en devient le groupe Hachette dirigé par Jean-Luc Lagardère.
L’avis est unanime : le CSA n’aurait pas du accepter ce transfert de parts. Mais Jean-Luc Lagardère (Hachette) assure qu’il peut redresser la barre. Le service public va mal, Philippe Guilhaume démissionne. Hervé Bourges prend sa place à la tête de France Télévision.
1992. La 5 dépose son bilan et arrête ses programmes. Arte, chaîne culturelle franco-allemande, s’installe en soirée sur le réseau laissé vacant. Jérôme Clément en est le PDG.
Les pertes de La 5 s’élèvent à trois milliards de francs. Berlusconi propose une relance de la chaîne, mais plus personne ne veut de lui. « On l’avait assez vu ! » (Jacques Rigaud). La disparition de La 5 arrange tout le monde. Il y avait une chaîne de trop. La manne publicitaire se répartit entre les télés restantes, tandis que le cinquième réseau est « neutralisé » par le lancement d’Arte.
M. D.
÷
Entretien avec Marie-Ève Chamard et Philippe Kieffer
Pourquoi tous ces grands patrons ont-ils tenu, au risque de tout perdre, à investir dans la télévision ?
Philippe Kieffer : L’attrait du pouvoir. L’influence qu’une chaîne de télévision peut offrir a beaucoup de séduction. Cela a à voir aussi avec le goût de l’entreprise, du jeu.
Marie-Ève Chamard : C’était magique, une zone non explorée s’ouvrait. C’était aussi pour eux une nécessité. À l’étranger, la diversification a permis à des groupes de devenir gigantissimes, comme certains réseaux américains. À l’arrivée, si La 5 est morte, les investissements consentis à l’achat de TF1 et à la création de M6 commencent à être rentables.
Le livre comme le film documentaire donnent l’impression que, tant du côté politique qu’économique, l’incompétence a été de mise.
PK : Plus que d’incompétence, c’est d’incohérence dont il faut parler. À tous les niveaux, les décisions ont été prises dans la précipitation.
La présence de la caméra a-t-elle modifié les récits des acteurs par rapport à ceux que vous aviez obtenus pour le livre ?
M-E C : La crédibilité nécessaire à notre enquête passait par la présence des acteurs à l’écran. Ils ont tous joué le jeu, sans savoir ce que nous garderions des entretiens à la fin. Tout ce qui est raconté dans le film a été vécu, il n’y a aucun témoignage indirect.
PK : La différence est que là, il n’y avait pas d’anonymat possible. Certains éléments ont donc du être rapportés par le biais du commentaire.
L’histoire est récente, pensez-vous avoir dévoilé tous les secrets ?
PK : Nous donnons notre vision des événements. Cela n’a pas été simple à faire, nous aimerions bien d’ailleurs que d’autres s’attellent à la tâche. Pourquoi l’histoire de l’audiovisuel est-elle aussi peu traitée ?
Question que l’on peut renvoyer aux journalistes de la télévision ?
PK : Il est regrettable qu’ils n’aient pas cette curiosité. Mais il est vrai que lorsqu’on est acteur, on a du mal à enquêter sur les fondements souterrains de son milieu. Il faut reconnaître que la presse écrite ne fait pas non plus ce travail.
Pourquoi ?
PK : Cela suppose un état d’esprit, une curiosité à l’égard des dirigeants de la télévision. Or les journalistes ont de plus en plus envie de faire de la télé, ce qui implique que l’on ne doit pas se fâcher avec ces patrons. Pour réaliser ce type de travail, il faut faire partie d’organes de presse suffisamment libres et audacieux. Tout ce que nous avons pu faire a été possible grâce à l’extraordinaire liberté que nous a offerte Libération durant 10 ans. Que nous polémiquions ou que nous encensions, Serge July nous a fait confiance. Malheureusement, dans son ensemble, la presse vénère l’audiovisuel. Avec ce film, nous allons nous fâcher avec beaucoup de monde, mais nous n’en avons rien à faire. La seule question qui nous importe est de savoir si ce que nous avançons est vrai ou faux. Nous avons cherché, de manière citoyenne, à comprendre ce qui s’est passé en vérifiant chaque point, pas à soutenir une thèse, accuser ou juger quiconque.
Connaissez-vous personnellement vos interlocuteurs ?
PK : Nous avons quelques relations personnelles, mais nous fréquentons peu le milieu, nous ne faisons pas partie du microcosme, nous ne passons pas notre vie avec eux. Nous refusons systématiquement tous les voyages de presse – inauguration d’un nouvel émetteur, etc. – qui s’apparentent à des cadeaux. Accepter, c’est entrer dans une manœuvre proche de la connivence, pour ne pas parler de concussion.
Avez-vous bénéficié d’une entière liberté de la part de France 3 ?
M-E C : Nous n’avons pas eu de pression. En admettant qu’il y ait eu des velléités dans ce sens, le fait que nous ayons monté le film dans un studio isolé dans Paris a été un avantage. Personne ne l’a vu avant qu’il ne soit fini.
PK : À la vérité, on a la liberté que l’on se donne.
Propos recueillis par Michel Doussot
∴
Parution dans le magazine Téléscope.
Votre commentaire