Critique de film. En 1969, Marcel Ophuls finit le montage de son film Le Chagrin et la pitié, dont la diffusion est prévue par l’ORTF dans le cadre d’une série de documentaires historiques. Censuré par les responsables de l’audiovisuel public de l’époque, le film ne sera en fait programmé qu’en 1981 sur FR3. Séance d’électrochoc sur la mémoire, c’est une remise en cause de l’histoire de France entre 1940 et 1944, telle qu’elle était en général racontée à l’époque. Les Français avaient résisté contre les nazis et leurs collaborateurs, lesquels étaient une minorité. Sans doute, oui mais…
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On n’a pas fini de découvrir les richesses de ce film dont beaucoup de gens parlent sans l’avoir vu ou l’évoquent sans en avoir un souvenir précis, en raison de la complexité des propos qui y sont tenus. Ainsi ce pharmacien qui raconte ce qu’il a vu et vécu durant l’Occupation devant ses enfants respectueux et néanmoins avides de réponses claires – mai 68 n’est pas loin. Que dit-il ? Qu’il était tiraillé par des sentiments aussi contradictoires que le chagrin et la pitié – c’est lui qui donne son titre au film -, mais qu’il a aussi ressenti de la honte, un soulagement tout en sentant monter en lui un vent de révolte. En résumé : il explique qu’il lui était difficile de prendre parti.
Chronique de la vie de province durant la Seconde Guerre mondiale, Le Chagrin et la pitié fait dialoguer témoignages et archives. Tourné principalement en France et en Allemagne, il se focalise sur la vie que l’on menait dans la ville de Clermont-Ferrand, située tout près de Vichy. À sa manière inimitable, obstiné et volontiers ironique, Marcel Ophuls interroge des acteurs et témoins de l’époque, connus et inconnus. Le Chagrin accumule les scènes choc. Par exemple celle où le cycliste Raphaël Geminiani est interviewé dans son bar : « Il n’y avait pas tellement d’Allemands en définitive à Clermont. » Mais en 1942, relance Ophuls, ils étaient là : « Non non, on ne les a pas vus »… Le cinéaste nous prouve évidemment le contraire.
Des pièges, le redoutable réalisateur en pose constamment. Ces espèces de duel, d’homme à homme, peuvent gêner. Mais comment faire autrement lorsqu’on se trouve face à des témoins volontairement amnésiques. Ainsi monsieur Klein (sic), un mercier qui fit paraître une annonce informant sa « fidèle clientèle » qu’il n’était pas juif malgré ce que pouvait faire penser son nom. « Ma foi, j’étais Français, alors comme on arrêtait les juifs… » Ophuls démontre que, sans être forcément racistes, nombre de Français ont surtout cherché à s’en sortir. Point de jugement ici, mais un constat nécessaire et terrible.
Interdit d’antenne, le film est sorti dans les salles de cinéma où il a obtenu un grand succès dont une part est due au parfum de scandale qui l’entourait. Du coup, on n’a retenu qu’un aspect de son discours et il est devenu le film qui explique que la-France-était-collabo. C’était oublier les longs entretiens accordés par des résistants – tels ces paysans auvergnats qui savaient qu’un voisin du village les avait dénoncés et qui pourtant ne se sont pas vengés – ou par des Français Libres comme Pierre Mendès-France, dont le récit de l’évasion des geôles pétainistes est un des morceaux d’anthologie du film. Pour beaucoup, seul le S.S. français de Lamazière, qui ne renie rien de son passé, est resté dans les mémoires.
L’un des objectifs du cinéaste fut « de vider l’abcès pour qu’on puisse voir la réalité et tourner la page. » Un autre était de réussir un vrai film qui « passionne, divertit, fasse rire ou pleurer », en digne fils de son père Max Ophuls. De ce point de vue, son pari est sans conteste gagné. Pour ce qui était d’examiner la période de l’Occupation avec sérénité, du chemin restait à faire.
Michel Doussot
Le Chagrin et la pitié. Film de Marcel Ophuls (1969, 260 min). Entretiens menés par l’auteur et André Harris. Personnalités interrogées : Pierre Mendès-France, Antony Eden, Jacques Duclos, Emmanuel d’Astier de la Vigerie, Claude Lévy, Georges Bidault…
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Parution dans le magazine Téléscope
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