Interview. Quand Michel del Castillo écrit ses romans, l’Espagne n’est jamais loin. L’auteur de La Nuit du décret, Le Crime des pères ou de Mon frère l’idiot s’est résolu à exposer sans détours ce qui le lie au pays qui l’a vu naître. Dans son Dictionnaire amoureux de l’Espagne, il évoque quantité de lieux ou de personnages selon lui emblématiques. Sans sentimentalisme, mais avec passion. À l’espagnole, quoi.
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Le terme « amoureux » convient-il précisément pour qualifier votre rapport à l’Espagne ?
S’il s’agit d’un amour transi et sentimental, non. En revanche, je voue une vraie passion pour ce pays. Mais les passions sont rarement douces. Comme le dit Dominique Fernandez : « Tout le monde aime l’Italie. Ce n’est pas le cas de l’Espagne. » La corrida, l’Inquisition… Le fait est que lorsqu’on évoque l’Espagne, de grands désaccords apparaissent. C’est un pays dont l’histoire est conflictuelle depuis toujours, et pas qu’un peu. Il n’a pas la douceur de l’Italie, donc on l’aime différemment.
Mais on l’apprécie énormément, surtout depuis le boum du tourisme de masse des années 1960…
Regardez une carte et vous constaterez que l’invasion s’est faite sur les côtes et un peu en Andalousie, mais que l’intérieur du pays n’a guère été touché. L’Espagne profonde, peu de gens y vont. En ce qui concerne les Français, cela peut s’expliquer par l’état de guerre quasi permanent qu’ont connu les deux pays du XVe au XIXe siècle. Lors de l’invasion napoléonienne, la sauvagerie a été terrifiante de part et d’autre.
L’Espagne n’a pas attendu la France pour connaître de terribles conflits…
Oui, le pays s’est forgé dans la guerre [au Moyen Age, entre les chrétiens du Nord et les musulmans du Sud]. La Castille, qui va devenir le territoire le plus peuplé, est un champ de bataille durant cinq cents ans. Ce qui veut dire que les paysans cultivaient la terre l’épée au côté, subissant toutes sortes d’horreurs. Cela a donné aux Castillans un caractère d’une extrême violence et d’une rare intransigeance. Ces paysans n’ont pas connu le servage. Au contraire, ils se sont vu accorder des privilèges et se sont anoblis. D’où un sentiment d’orgueil qui est allé grandissant.
Vous évoquez longuement l’influence arabe et berbère sur l’Espagne. N’est-elle pas mythifiée, après avoir été occultée ?
J’ai un souvenir très net de mon manuel d’histoire, lorsque j’étais collégien chez les jésuites en Andalousie. Sur ce livre qui comptait cinq cents pages, il y avait cette phrase : « En 711, les Arabes aidés par les juifs envahissent l’Espagne. Contre eux, les chrétiens se soulèvent. » Et puis plus rien ! Or, dès que je mettais le nez dehors, je voyais partout les traces de la présence musulmane. Dans certaines régions, elle a duré sept siècles ! Il est vrai qu’après la redécouverte de cette période, on a voulu n’y voir qu’une époque de tolérance merveilleuse entre les trois religions… Cela n’est pas faux pendant les deux cents ans du règne des Omeyyades, ce qui n’est déjà pas si mal. Mais après, avec les invasions berbères, c’est le massacre généralisé. On cite souvent l’Alhambra comme symbole de l’Andalousie heureuse. Manque de pot, elle a été construite sous le règne d’un despote dont le passe-temps favori était de faire couper des têtes qu’il transformait en pots de fleurs (rires). Le mythe est fort, en effet. En ce moment, on voit pas mal de bobos qui se convertissent à l’islam. Certains disent que c’est pour renouer avec leurs racines. Mais les Romains sont restés là aussi longtemps que les musulmans. Alors pourquoi ne se convertissent-ils pas au culte de Jupiter qui était lui aussi un dieu fort sympathique ?
Quel est le pays qui vous semble le plus comparable à l’Espagne ?
Le Mexique en un sens. Quoiqu’il ait une tonalité plus sombre, plus violente intérieurement. La première fois que j’y suis allé, j’ai logé chez Luis Buñuel. Il exigeait qu’à chaque fois que je partais en promenade, je lui envoie un coup de fil ou un télégramme si je ne revenais pas le soir. Il prétendait que là-bas, les gens passent leur temps à s’entretuer ! Au Mexique, vous trouverez comme en Espagne un anticléricalisme furibard et un catholicisme exalté. Aimer l’Espagne, c’est accepter ses contradictions. Vous ne pouvez pas lui demander d’être rationnelle, simple, claire, douce… C’est un pays voluptueux, mais dans la passion et la violence. Quand je dis cela, il ne s’agit pas d’un jugement de valeur, mais d’un constat. Un écrivain n’est pas un moraliste qui dit ce qui est bien et mal.
Vous êtes moitié Espagnol, moitié Français. La balance ne penche-t-elle pas parfois plus d’un côté que de l’autre ?
En France, quand je me montre entier, on me trouve très Espagnol. Alors qu’en Espagne, on me charrie parce que je suis très raisonnablement Français à leurs yeux. Il faut faire avec !
La mentalité espagnole a-t-elle profondément changé depuis la démocratisation du pays ?
En surface, oui. Par les effets du décollage économique, une classe moyenne s’est créée, le niveau de vie a rejoint celui des autres pays européens, on consomme avec enthousiasme. Quand je reviens d’Espagne, j’ai l’impression que la France est déprimée. Politiquement, le pays s’est stabilisé. De manière ambiguë, c’est vrai, car on a choisi l’amnésie générale. Mais finalement, cela a été très salutaire. À la mort de Franco, les gens disaient : « Pourvu que nous ne nous mettions pas à faire les cons. » Parce que partout, dans chaque quartier, dans chaque village, on savait qui avait tué ou dénoncé qui. Mais un consensus s’est dégagé. Alors, si le caractère espagnol n’a pas fondamentalement changé, le pays vit actuellement dans la confiance. Non pas parce que les gens ont adhéré à un système philosophique, mais parce qu’ils ont découvert un mode de vie nouveau. Combien de temps cela durera, je ne sais pas, mais le fait est là. Il y a de l’ingénuité dans tout ça. On sent en Espagne une certaine tranquillité, même si on y connaît les mêmes problèmes qu’ailleurs : le chômage, la drogue… Mais regardez, lorsque la loi sur le mariage homosexuel a été proposée, on a craint de grands remous. Il y a eu une manifestation minable et finalement, tout le monde s’en tape. Ce n’est peut-être pas passé comme une lettre à la poste, mais cela s’est fait.
Madrid
Quels sont vos lieux préférés en Espagne ?
Oh ! Il y en a tellement. J’ai un faible pour la Castille en général. J’adore la vieille ville de Tolède et les villages qui se situent alentour. Et puis la province d’Estrémadure, Salamanque et Soria, une très belle ville de montagne, un peu renfrognée. Je suis un homme de l’intérieur des terres. En Andalousie, je préfère Cordoue à Séville, bien que ce grand bordel touristique soit très joyeux. Cordoue, c’est moins facile, mais la Sierra autour, c’est vraiment admirable. J’apprécie moins le littoral : Valence, Murcie, Alicante… Ça vient de ce que j’ai assisté à son aménagement désastreux, à partir des années 1960. Ce n’est même plus l’Espagne, c’est autre chose.
Faut-il connaître l’histoire des sites dont vous parlez pour les apprécier ou suffit-il de se laisser prendre par leur charme ?
J’ai visité plusieurs villes avec des copains qui n’y connaissaient rien. Cela ne les a pas empêchés d’être fascinés par les gens et leur façon de vivre. Salamanque, c’est d’une beauté à couper le souffle au point de vue architectural. Si vous avez quelques notions d’histoire tant mieux, ça vous donnera des indications sur les styles des débuts de la Renaissance en Espagne. Mais si vous ne savez rien, vous serez charmé par cette grande ville universitaire emplie de jeunesse, drôle à vivre, faite de flâneries.
Vous retournez fréquemment à Madrid, où vous êtes né. Quels sont les lieux madrilènes qu’un visiteur se doit de ne pas manquer ?
Le tout est de très vite trouver ses marques. Elles seront différentes selon les uns ou les autres. À Madrid, vous avez le choix. Si vous êtes à la recherche d’histoire et d’art, vous avez le triangle sacré : le musée du Prado, la fondation Thyssen-Bornemisza, le Centre des arts de la Reine Sofia… Si vous êtes bohème, allez dans le quartier du Lavapiés, en cours de réhabilitation et en pleine mutation. Une nouvelle population constituée d’artistes y voit le jour. Ici, les rues sont noires de monde jusqu’à quatre heures du matin. Pour la vie nocturne intense, c’est dans le quartier de Malasana qu’il faut se rendre, on est là chez Almodóvar. Du point de vue touristique, la Plaza Mayor est un très chouette quartier avec ses tavernes pittoresques… Le truc qu’il ne faut pas louper quand même à Madrid, c’est el Rastro, le marché aux puces. Toute la ville s’y rend pour chiner, papoter et picoler.
Quelle est la première chose que vous faites quand arrivez en Espagne ?
Dès le premier soir, je me remets aux tapas, vers sept ou huit heures, parce que je sais qu’on va dîner deux ou trois heures plus tard. Il vaut donc mieux manger un petit quelque chose en attendant. À Madrid, je vais autour de la place Santa Ana, là où il y a le Théâtre espagnol, l’hôtel Victoria. Dans ce quartier, les bars à tapas sont innombrables et noirs de monde. Je me suis toujours demandé comment font tous ces gens que l’on voit en permanence un verre à la main. Ils picolent avant et pendant le dîner, puis après, ils remettent ça en boite… Et le lendemain matin, ils sont au boulot ! Madrid est vraiment une ville déjantée, très almodovarienne (rires) ! Donc, je prends la température, j’écoute les débats en cours, je repère les nouveaux endroits, car tout change tellement vite. Je flâne quoi, je m’abandonne au flux. On vit tout le temps dehors à Madrid.
Y a-t-il un autre pays où l’on vit autant le soir et la nuit ?
J’ai vécu à Rome, à Capri, à Naples. On y sort la nuit, mais cela ne donne pas la même impression d’agitation frénétique. À Madrid ou à Barcelone, on a le sentiment qu’il s’agit d’un impératif catégorique : il faut sortir ! On ne reste pas chez soi. On retrouve un petit peu ça à Naples qui a conservé quelque chose d’espagnol.
L’Espagne est-elle un pays hospitalier ?
L’hospitalité espagnole est une réalité, elle a même quelque chose de m’as-tu-vu dans sa générosité : les gens n’hésitent pas à offrir, à payer… Mais, vous observerez une chose, c’est l’extrême difficulté qu’a un Espagnol à vous inviter chez lui, même si c’est un ami. Sa maison reste secrète, comme un temple voué à la vie privée. S’ils sont toujours bien sapés, les Espagnols ont peur que l’on juge leur intérieur. La façade importe beaucoup. Quand un Espagnol vous dit « Entre chez moi », on peut dire que vous êtes devenus des intimes. Cela arrive en général assez tard.
Propos recueillis par Michel Doussot
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Sites madrilènes recommandés par Michel del Castillo
- Quartier du Lavapiés : quartier cosmopolite avec pas mal de restaurants de cuisine du monde.
- Quartier de Malasana : tranquilles le jour, les rues allant de la calle de la Luna jusqu’à la plaza Dos de Mayo s’enfièvrent la nuit.
- El Rastro : Ribera de Curtidores. Métro : La Latina. Gigantesque marché aux puces qui se tient tous les dimanches jusqu’à 15 h.
- Place Santa Ana : elle servit de décor à plusieurs scènes de films d’Almodóvar, notamment Talons aiguilles. Nombreuses terrasses agréables pour prendre un verre pendant la journée ou dans la soirée dès qu’il fait beau.
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Mis en ligne le 17 janvier 2006 sur routard.com
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