Interview. Né en 1910, ce fils d’émigrés russes est devenu l’un des plus grands photographes français. Qualifié d’humaniste comme Robert Doisneau, Willy Ronis révèle l’inattendu au cœur des situations les plus banales et réhabilite l’émotion, si galvaudée ailleurs. Rencontré à l’occasion de l’exposition 70 ans de déclics au Pavillon des arts à Paris, il raconte ici comment s’est déroulé la prise de vue de la photo Citroën Javel, Rose Zehner, déléguée syndicale et plus généralement les principes de son travail. Ce Parisien de toujours a disparu en 2009, à l’âge de 99 ans.
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ENTRETIEN AVEC WILLY RONIS
Dans quelles circonstances avez-vous pris cette photo ?
En mars 1938, je suis photographe indépendant. Regard, un hebdomadaire d’extrême gauche, me commande un sujet sur une grève à l’usine Citroën de Javel. Le matin, je commence mon reportage et, à un moment donné, ayant poussé une porte, je me trouve devant cette scène. C’est un jour hivernal, sombre. À cette époque, on ne pouvait pas être absolument sûr de ce qu’on prenait dans ces conditions, la sensibilité des films n’avait rien à voir avec ce que nous possédons aujourd’hui. Je fais donc ma photo et, comme il règne une tension assez forte, je n’en prends pas une deuxième et pars terminer mon reportage ailleurs. Pour raison de bouclage, il devait être livré dans l’après-midi. Je rentre à toute vitesse chez moi, je développe et sèche mes films à l’alcool puis tire les contacts pour choisir quelques 18/24. En examinant mon film, je constate que cette photo, comme je l’imaginais, est tellement sous-exposée que, pour la sauver, il me faut un papier à très fort contraste. Or, je n’en ai plus dans mon laboratoire. La mort dans l’âme, je livre mon reportage sans cette photo, la meilleure de ma matinée. Bon ! J’étais jeune photographe, je devais cravacher très dur pour gagner ma vie, j’ai vite oublié cette histoire.
En 1979, les photographes Guy Le Querrec, Pierre-Jean Amar et l’éditeur de Contrejour me convainquent de préparer un livre rétrospectif, Sous le fil du hasard. J’étais resté dix-sept ans sans faire de livre, je me suis mis en devoir de revisiter tous mes négatifs depuis 1926. À l’année 1938, je tombe sur ce négatif très transparent. Ah ! Je me dis : voilà une photographie qui, quand même, mérite un tirage. Là, j’ai évidemment le papier qu’il faut. Cette photo parait donc, pour la première fois, quarante deux ans après la prise de vue.
Cela a déclenché toute une histoire, car lorsque des journaux ont rendu compte de mon livre, quelques-uns ont reproduit cette photo. Une amie de cette femme l’a reconnue dans un journal et le lui a apporté, laquelle femme a envoyé une lettre à mon nom au journal, lequel me l’a fait parvenir… Nous nous sommes finalement rencontrés deux ans plus tard à Paris, après avoir correspondu par courrier et par téléphone. Elle était retraitée dans l’Orne et moi j’habitais dans le Midi. Cette dame se souvenait de m’avoir vu. Elle m’a dit : « Quand je t’ai vu passer comme ça, faire une photo et t’en aller, j’ai cru que tu étais un flic ! »
Comment étiez-vous entré dans l’usine ?
On n’entre pas comme dans un moulin dans les usines en grève. Les sympathies de Regard pour ces événements étant évidentes, le journal m’a mis en rapport avec un ouvrier syndicaliste qui m’a fait avoir un laissez-passer. Il m’a permis de circuler librement pendant cette matinée-là, j’étais donc le seul reporter à être entré dans ce lieu clos.
Quelle est votre méthode pour photographier les gens ?
Je suis discret sans me cacher. Je ne travaille pas au téléobjectif ou, si je le fais, ce n’est pas pour voler quelque chose, mais pour des raisons de perspective, par exemple. Je constate que l’attitude des gens s’est modifiée au cours des années. Parce que des photographes ont manqué de discrétion, se sont montré un peu violents dans leur approche, parce que des journaux ont utilisés des photos en les détournant de leur sens véritable… Ce qui fait qu’ils sont beaucoup plus méfiants. En ce qui me concerne, je ne les prends jamais dans des situations qui puissent les gêner et de cela, ils se rendent compte. Je ne cherche pas à les ridiculiser, j’insiste là-dessus. Vous ne trouverez aucune photo de moi dans ce sens. On m’a très rarement fait un geste signifiant un refus. J’aime bien parler aux gens. Bien souvent d’ailleurs, je leur explique pourquoi je les ai pris en photo. Quelquefois, des personnes ont une certaine timidité face à l’appareil. Alors je fais semblant de prendre beaucoup de photos : je fais ainsi partie du décor, on ne me voit plus.
Dans quel esprit travaillez-vous ?
Je travaille principalement dans les conditions d’un amateur qui n’a pas d’autorisation à demander. Beaucoup de mes photographies ont été faites en marge de reportages commandés, parce que je reste disponible. Lorsque je réalise une commande et que, tout d’un coup, je vois quelque chose qui n’a rien à voir, mais qui m’intéresse, eh bien, je m’écarte un instant, je fais la photo et je continue le travail pour lequel j’ai été engagé. Sinon, je suis en parcours libre, je me promène. Il m’arrive de rentrer chez moi sans avoir appuyé une seule fois sur le déclencheur. Parce que je n’ai rien vu qui justifie le déclic. J’ai fait beaucoup de photos sur commande, puisque j’étais un professionnel, mais je ne suis pas un photographe de scoop.
Robert Doisneau évoquait les partitions de Bach en parlant de votre œuvre…
J’accepte cela dans la mesure où je compose mes photographies avec le plus grand soin. Je ne laisse jamais l’intérêt du sujet se traduire par une photographie mal fichue. J’ai un souci et un amour de la composition que je tiens à la fois, c’est vrai, de Jean-Sébastien Bach et, pour parler plus près du mode d’expression dans lequel j’ai choisi de m’exprimer, des maîtres du XVIIe siècle flamand, c’est-à-dire les peintres de la vie quotidienne. Eux aussi composaient leur images. Admirablement. Ils ont été mes maîtres, beaucoup plus que les photographes qui m’ont précédés. Mes admirations pour mes confrères sont venues très tard, parce qu’au départ je ne me destinais pas à la photographie. Au bout d’un certain temps quand même, j’ai vu que j’étais en bonne compagnie, qu’il y avait de très grands artistes dans la photographie.
Vous avez pris des photos au même endroit, à quelques années de distance. Par exemple, ce mendiant musicien avec son chien…
J’aime bien voir le passage du temps. Je vais peut-être, aujourd’hui même, retourner voir si ce mendiant du boulevard Haussmann est là cette année. L’an dernier, il n’y était pas. Qu’est-il devenu ?
Dans le film Smoke de Wayne Wang, le personnage joué par Harvey Keitel prend tous les jours une photo du même coin de rue…
Oui ! C’est un très joli film.
Êtes-vous tenté par cette démarche ?
Non, ce n’est pas du tout dans mon tempérament. Le procédé est un peu artificiel, car ce photographe joue uniquement sur le hasard, il n’attend rien. Tandis que moi, quand je retourne quelque part, j’attends qu’il se passe quelque chose qui justifie mon retour sur place. Il faut toujours que la prise de vue débouche sur une photographie qui vaut la peine que l’on s’est donnée.
Propos recueillis par Michel Doussot
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Parution dans le magazine Téléscope.
[…] Willy. Interview [entrevista concedida a Michel Doussot]. Blogpasblog, 6 mar. 2015. Disponível em: https://blogpasblog.wordpress.com/2015/03/06/willy-ronis-se-souvient-de-rose-zehner/. Acesso em: 29 nov. 2017. [citado em Convite a um […]